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Dépendance, quand tu nous tiens !

 

"La dépendance des personnes âgées"

"Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes"

"Personnes âgées en perte d'autonomie"

Je vous ai déjà donné mon point de vue sur les termes "personnes âgées", j'aimerais à présent vous parler de la dépendance Vs l'autonomie.

Axiome 1 :

L'indépendance est une vaste fumisterie !

Je dépends de mon boulanger pour avoir du pain, de mon boucher pour avoir de la viande, des agriculteurs pour avoir des légumes, d'EDF pour avoir de l'électricité, etc.

Nos sociétés tiennent debout et évoluent grâce à l'interdépendance et nos besoins sont mis à mal dès qu'un rouage de ce système grippe : il suffit de voir les tensions qui naissent quand des prestataires de services se mettent en grève...

Axiome 2

Vu que, quel que soit notre âge, nous sommes toujours dépendants d’autruis, où peut donc bien se nicher l'autonomie ?

"Je suis autonome quand je peux choisir mes dépendances" : c'est une définition de l'autonomie que j'avais proposée dans mon livre "Démence et projet de vie"[1].

Et quand je ne peux me détacher d'une dépendance, autrement dit quand elle est plus forte que ma volonté et porte atteinte à mon libre-arbitre, on parle alors d'addiction.

Il existe plein d'addictions : à l'alcool, aux drogues, aux jeux, au sexe, affective, etc.

Dès lors, quand nous parlons de la dépendance des aînés, est-ce que nous sous-entendons qu'ils deviendraient addictes des soins ou des soignants ?

Axiome 3

Nous confondons allègrement pouvoir d'action (notre capacité à agir) et autonomie (notre libre-arbitre) !

Monsieur Durand a toujours les facultés qui lui permettent de se laver seul : à ce niveau, son pouvoir d’action est totalement préservé.

Un beau jour, il décide de ne plus se laver et demande aux soignants de faire sa toilette.

Dans les équipes, ça grenouille fort : "On manque déjà bien assez de temps pour faire les toilettes des personnes qui ne peuvent plus la faire seules et puis, t'imagines ce que ça va donner si d'autres que lui font la même chose ?"

Et d'aller vers Monsieur Durant pour discuter avec lui, et d'insister pour qu'il fasse lui-même sa toilette afin de… préserver son autonomie... 

Or, au regard de ma définition de l'autonomie, s'il a un pouvoir d'action qui lui permet de faire sa toilette et qu'il choisit de dépendre des soignants pour être propre comme un sou neuf chaque matin, alors Monsieur Durant fait bien preuve d'autonomie !

Inversement, si dès que nous disposons d'un pouvoir d'action, nous sommes contraints de l'exercer, alors  force est de reconnaître que cette obligation touche à notre libre-arbitre et porte atteinte à notre autonomie.

 

Que certains aînés perdent de leurs pouvoirs d'action, sans nul doute !

Mais est-ce que la perte de notre pouvoir d'action est synonyme d'une perte d'autonomie, dans le sens de perdre le choix de nos dépendances et notre libre-arbitre ?

J'en suis moins sûre...

Quel que soit notre âge, avec ou sans perte de notre pouvoir d'action, dès que nous ne pouvons plus choisir, nous sommes en perte d'autonomie !

Prenez le matin : à votre réveil, vous êtes fatigué et votre seul désir est de rester au lit... Sans oublier que le sommeil est un besoin vital... Si vous vous levez quand même parce que vous devez vous rendre à votre travail, ne présentez-vous pas une perte d'autonomie ?

 

La question que je pose est la suivante :

Si la perte d'une faculté n'est pas systématiquement synonyme de perte d'autonomie, ne pouvons-nous envisager que cette perte d'autonomie soit renforcée par le regard que nous portons sur des aînés dits "dépendants" et les actes que nous posons à leur égard (à leur encontre) ?

Le poids du regard : tout le monde connaît l'expérience faite dans une école, avec deux classes de même niveau. Le premier enseignant reçoit comme info qu'il a affaire à de petits génies tandis que le second s'entend confirmer qu'il a devant lui les pires cancres de la terre. Il suffira de quelques mois pour que les élèves de la première classe éclatent les scores habituels et que les notes des élèves de la seconde classe soient en dessous de tout...

Si nous n’avons de cesse de stigmatiser certains aînés en les affirmant dépendants, de quelle marge de manœuvre disposent-ils encore pour préserver leur autonomie alors qu’ils sont cernés de toutes parts ?

Quant à nos actes, outre le fait de "faire pour" plutôt que "faire avec" (ça va plus vite et ça coûte moins cher), réfléchissons au nombre de fois, en 24 heures, où tant notre pratique professionnelle que l'organisation institutionnelle vont raboter sec les désirs, le libre-arbitre et le choix des dépendances des personnes que nous accueillons...

 

Autre question : en tant que professionnels travaillant avec des personnes qui perdent des savoir-faire, comment pouvons-nous préserver leur autonomie, c'est-à-dire prendre soin et étayer leurs choix, y compris ceux de leurs dépendances, et leur libre-arbitre ?

Est-ce que la perte de savoir-faire signifie la perte de tout savoir ?

Les voyons-nous comme des personnes décérébrées qui ne savent plus rien ?

Et si non, que faisons-nous de leurs savoirs, y compris en ce qui concerne la connaissance qu’ils ont de leurs désirs et de ce vers quoi ils tendent ?

Je pense que tant que nous ne nous arrêterons pas pour réfléchir à cela, nous continuerons d'affirmer que c'est la maladie qui génère la perte d'autonomie, la diabolisant encore un peu plus.

 

Enfin, dernière question, et sachant que nous dépendons des aînés ne fût-ce que pour gagner notre vie : est-il possible d'envisager que nous sommes tous interdépendants et que, rien qu'à ce titre, les aînés sont nos alter ego ?

Quand on voit le poids du regard que nous portons sur nous-mêmes et sur autrui, pouvoir changer de perspective de temps en temps ne peut, à mon avis, qu'être profitable à tous !

 

Cécile Delamarre, membre du conseil des experts de la Fnapaef, novembre 2014



[1]   C. Delamarre, « Démence et projet de vie : Accompagner les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou apparentées », Paris, Editions DUNOD, 2007, 221 pages.